Pour les winelovers du monde entier le vin est presque une autre religion, déguster devient une activité qui crée du lien et donne du sens.
La pratique mondaine et urbaine européenne s’est mondialisée avec les effets combinés de l’Internet, des transports très démocratisés et de la culture de la vigne sur tous les continents.
« Etre amateur de vin » pourrait se comprendre comme appartenir à une joyeuse secte (dont la signification serait « suivre » ) d’ hédonistes sophistiqués : nous voici dans l’internationale œnophile…

Le vin est par définition culturel, l’œnotourisme l’est naturellement. Les agents du monde réceptif ne peuvent oublier cette dimension du vin, c’est la seule qui vaille, celle qui apporte la valeur ajoutée, qui justifie l’intérêt et l’effort (en temps, en argent) de voyager. Pour un amateur de Cabernet-Sauvignon, de Syrah ou de Chardonnay l’offre mondiale est pléthorique : ce n’est pas le type de vin qui va déclencher la décision, c’est l’univers qu’évoque le vin, plus l’esprit du vin que le vin lui-même.
Culture : définition* « Ensemble des formes acquises de comportements, dans les sociétés humaines »
Agriculture : définition** « Culture, travail de la terre ». Le principe de Culture dérive du concept d’agriculture.
Utilisons une citation de Hannah Arendt *** pour illustrer ce propos : « Pour les romains, le point essentiel fut donc toujours la connexion de la culture avec la nature. Et le mot culture signifiait originellement agriculture, avant d’en étendre l’utilisation aux choses de l’esprit et de l’intelligence. »
Il est intéressant de se pencher sur l’aspect polysémique du mot terroir qui comprend des concepts allant des conditions nécessaires à une production agricole au style de vie régional.
1 Le vin c’est l’histoire de l’humanité
Produit de luxe dès l’antiquité, le vin a toujours été un objet de consommation urbaine – les paysans ne buvaient que de la « piquette ». Progressivement, au moyen-âge le peuple a lentement intégré les pratiques nobiliaires, d’abord la bourgeoisie puis une population croissante au fur et à mesure de l’amélioration du niveau de vie. Puis avec l’émergence des classes moyennes, la consommation de vin augmente de façon importante : il est devenu un usage commun pratiqué par tous sous deux formes :
- 1 un vin quotidien simple et alimentaire
- 2 un produit luxueux et rare.
D’une pratique élitiste au moyen-âge nous avons évolué vers une consommation de masse, cependant nous avons gardé la valeur prestigieuse lié aux notions de don et de partage, de rareté, d’exclusivité : le mythe persiste…
La part « Civilisation » reste fondamentale dans l’usage du vin, un peu comme dans un souvenir lointain de ces Grecs qui considéraient comme barbare celui qui ne savait pas boire le vin. Barbare était celui qui ne coupait pas son vin d’eau, comme les Gaulois qui buvaient à en tomber. Le Pharmacon (qui signifie remède et poison) et le Symposion (boire ensemble pour libérer la parole et mieux échanger) suppose un savoir être : savoir boire, c’est s’éduquer.
2 Le Sacré a disparu mais persistent encore des vestiges de ritualisation
Selon la tradition, l’homme est fait de terre et du souffle divin d’où l’inclination de nos semblables pour nos racines rurales oubliées.
Il y a peu, le quotidien était rythmé par des temps et des espaces profanes et/ou sacrés****. En France, le virage spirituel s’est opéré en 1789 avec la décollation du roi Louis XVI, personne Sacrée donc quasi divine, le quotidien divin n’existe plus et seul persiste le profane.

L’usage du vin a toujours été ritualisé, et la transsubstantiation chrétienne est une reprise des actes religieux antiques. Les religions à Mystère (le Dionysisme, l’Orphéisme, le culte de Mitrha…) font usage du vin et du sang pour révéler un secret, une initiation qui permettait une compréhension subtile du monde.
Nous retrouvons une fois de plus l’héritage de ces rituels dénués de leurs sens spirituel mais dont le champ sémantique reste similaire : nous parlons toujours d’initiation à la dégustation, de qualité subtile des vins, avec des usages ritualisés du service du vin qui se partage presque comme une communion et d’accès à la connaissance…
3 La valeur sociale du vin
Le vin porte indiciblement ces deux influences du spirituel et du mimétisme porté sur les classes aisées et cela reste profondément ancré dans nos codes sociaux. Tellement enfouis dans notre Culture latine que nous en sommes venus à l’exporter dans les pays du nouveau monde et vers l’Asie qui, à leur tour, se mettent à la cult(ure) du vin.
Il suffit de passer quelques heures sur Instagram pour observer la vénération que portent les winelovers du monde entier pour quelques bouteilles précieuses dont les témoignages « postés » se partagent dévotement. Ainsi, poser un verre à la main devant une vigne pour un nord américain est chargé d’un sens qui n’est pas automatiquement évident pour un français : veut-il célébrer son voyage en « marquant le coup » ? Désire t-il montrer qu’il appartient à la caste des « connaisseurs » et des « civilisés » ? ou alors se différencier en utilisant un des totems dynastiques des gens « bien nés » ?
4 Le vin : c’est comme un iceberg
Il y a beaucoup plus que du raisin fermenté dans une bouteille … à l’image de ces personnages cultivés qui ne montrent qu’un visage commun mais qui rayonnent d’une profondeur qui les rendent magnétiques, le vin déploie un charme qui confine à l’envoûtement !
La Culture du Vin a une dimension évidemment Universaliste : qui s’intéresse au vin doit tôt ou tard se pencher sur de nombreuses disciplines comme la géologie, l’histoire, les sciences humaines, le langage, la gastronomie, la climatologie, l’histoire des religions, la biologie, l’écologie …
- Est-ce l’attirance du produit lui même qui nous fascine ou tout son environnement culturo-sensoriel ?
- Est-ce l’effet de l’alcool ou celui d’une pratique partagée, la sensation d’être privilégié (les rares initiés) en étant ouvert au monde par l’initiation ?
Le vin peut s’apprécier sur plusieurs registres : l’un purement hédoniste qui oscille entre les joyeuses libations d’un Dionysisme contemporain à un autre dont l’érudition amplifie le plaisir primaire. A l’instar du sommelier qui connaît toutes les qualités de millésimes, les propriétés de chaque cépage, les méthodes vigneronnes de chaque terroir … la connaissance le vin suppose la maîtrise de la dégustation et de la parole : tout un bagage intellectuel.
Déguster, parler du vin suppose l’acte en lui-même, boire, mais aussi implique la mobilisation d’une culture personnelle patiemment constituée !
La partie visible, représente la combinaison des émotions immédiates (sensorielle, sociale, émotionnelle …)
La partie submergée évoque ce que l’amateur de vin a dû faire pour devenir ce qu’il est : les expériences accumulées, les lectures en général mais relatives au vin surtout, les formations, les rencontres, les voyages …
Ces accumulations intellectuelles et expérientielles forment un discours et un comportement spécifique : c’est en cela que les winelover pourront s’identifier parmi d’autres…
5 Ouverture vers une symbolique et une poétique du vin
Auparavant selon l’anthropologue de la nature Philippe Descola l’homme était la nature : selon les mythes fondateurs, nous sommes issus d’une même origine, les échanges entre les humains et les plantes/animaux étaient permanents.
Nous avons perdu le sens originel de la nature par la fonction économique d’échange de l’argent qui nivelle tout (les produits d’un même prix auraient une même valeur ?). Dans un monde basé sur le modèle libéral occidental (qui marque notre ancrage dans la nouvelle ère dite « anthropocène » ) et dominé par la valeur monétaire, les objets et les produits tendent à perdre leur charge symbolique représentée par le temps de réalisation, de tour de main, de rareté, d’origine, d’unicité, de difficulté.
Ainsi par extension les choses de la nature ont elle aussi un prix … mais que coûte un un très vieux chêne ? un muret du 19ème siècle, un vignoble en terrasse cultivé depuis toujours …
Dès lors, le sens complexe de terroir qui signifie le goût d’un pays mais aussi … l’identité locale et le savoir-faire, devient une quasi « marque » qui ajoute une valeur monnayable non négligeable.
Deux autres sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre parlent de l’économie de l’enrichissement : « le passé valorise des marchandises à destination des plus riches » ! Ainsi la mise en scène de paysages viticoles par son storytelling et son aménagement touristique participe du développement de la valeur (image, prix, identification, idéalisation …) du terroir. La culture clairement apporte de l’intérêt, apprécie l’oeno-destination et son art de vivre régional.
Et c’est aussi parce que le vin est vivant (intéressant de noter la progression massive de la demande de vins bios & biodynamiques, de vins « naturels »), que l’oenotourisme peut être vu comme la métaphore de la quête de vie : un retour aux sources instinctif, dans un monde qui se pollue sans cesse davantage, aux modes de vie urbains et addictifs, aseptisés, sans saveur.
Une valeur nouvelle apparaît, celle du lifestyle et, avec la globalisation des émotions, se forme des communautés aux styles de vie reconnaissables : celle des hédonistes amateurs de vin est l’une de ces expressions les plus visibles.
C’est à la valeur immatérielle du vin et celle de son imaginaire que l’on doit l’engouement pour cette nouvelle branche du tourisme qui se nomme œnotourisme. Ce puissant moteur déclencheur de réservation doit être pris très au sérieux : l’aspect culturel du vin, même s’il n’est pas ou peu énoncé par le visiteur, reste l’axe principal de sa motivation.
Nous sommes alors dans le domaine du softpower, du domaine de l’influence : un centre de référence autour de la pratique du vin qui se situe entre idéalisme, rêve, besoin d’élévation et plaisir.
Cette pratique du vin, instinctive et sui generis dans les pays Européen, est un objet d’ambition et d’admiration pour les non-européens, depuis que le vin s’est mondialisé.
6 La France et l’Europe : un avantage concurrentiel important
L’Europe est le continent du vin, l’histoire et le patrimoine en témoignent, les vignobles se sont installés sur des voies d’eau pour expédier plus facilement des matières pondéreuses vers des marchés assez éloignés. Cela a contribué à façonner un goût, une approche, un art de vivre qui reste considéré comme un modèle archétypal.

Cependant, « Le jugement de Paris » en 1976, adapté au cinéma sous le nom de Bottle Shock, relate la domination des vins Californiens sur les vins Français lors de dégustations à l’aveugle, résultats confirmés à d’autres reprises quelques années plus tard.
Le coup est dur ! Pourtant l’imaginaire collectif autour des vins hexagonaux résiste particulièrement bien, et les vins de France par, leur images, dominent largement ceux des Etats Unis.
Le mythe paie…
*Le Grand Robert 6 volumes – volume 2 page 901
**Le Grand Robert 6 volumes – volume 1 page 277
*** Hannah Arendt : La crise de la Culture
****Myrcéa Eliade : Le Profane et le sacré
*****Roger Dion : Histoire de la vigne et du vin en France